Faire connaître la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977 : 30 numéros qui résonnent de fines attaches. Ce blog suit l'aventure d'une recherche avec ces 30 numéros et leurs résonances dans les lectures-écritures d'aujourd'hui.

19 décembre 2009

Entretien de Louise Lambrichs avec Gilberte Lambrichs


Cet entretien est paru dans La Revue des revues, n° 32, p. 52-69.

« Le chemin de Georges Lambrichs » [entretien croisé] par Gilberte Lambrichs, Louise L. Lambrichs

Résumé:

Du jeune écrivain refusé par Jean Paulhan en 1937 au rédacteur en chef de La NRF de 1977 à 1987, Georges Lambrichs n’a cessé de travailler aux confluents de l’édition et des revues, intermédiaire convivial amenant les auteurs à se rencontrer. À Bruxelles, il fréquente le milieu surréaliste, collabore à diverses publications, édite clandestinement un numéro de revue résistante. À partir de 1944, il développe un secteur littéraire aux Éditions de Minuit, sans cesser ses activités d’homme de revues (Troisième Convoi, 84 et, officieusement, Critique). Puis, il travaille à la partie littéraire de la revue Monde nouveau, ensuite crée la collection « La Galerie » chez Grasset. Le succès du Repos du guerrier lui ouvre les portes de Gallimard où sa collection « Le Chemin » reçoit plusieurs prix littéraires. Il parvient, non sans difficultés, à créer sa propre revue Les Cahiers du chemin pour faire entendre jeunes auteurs et écritures contemporaines : elle durera dix ans à côté de La NRF, de 1967 à 1977, date à laquelle il prendra la direction de cette dernière jusqu’en 1987.

Le Chemin by Georges Lambrichs
From the young writer turned down by Jean Paulhan in 1937 to the editor of the NRF (1977-1987), George Lambrichs kept working in the field of publishing and reviews, at all times a friendly go-between, clever at arranging encounters between writers. In Brussels, he used to keep company with the surrealists, contributed to various publications and published an underground copy of a resistant review. From 1944 onward, he developed a literary field for the Editions de Minuit while keeping up with his work as a review man (Troisième Convoi, 84 and, underground, Critique). Then he worked for the literary sector of the review Monde nouveau and later created “La Galerie”, a new series at Grasset’s. The success of Le Repos du guerrier let him in Gallimard’s where his series “Le Chemin” got him several literary prizes. Not without some arduous work did he manage to start his own review Les Cahiers du chemin in order to publish young authors and contemporary writings: the review would last from 1967 to 1977, then Lambrichs became the NRF editor and so until 1987.

Louise L. Lambrichs : J'aimerais que tu m'aides à retracer quel fut le chemin de Georges, à travers les revues essentiellement, et comment, venant de Bruxelles, il a fini par devenir, en 1977, rédacteur en chef de la nrf.
Gilberte Lambrichs : Il faut dire tout d'abord que quand j'ai rencontré Georges, en 1942, à Bruxelles, il était déjà très engagé dans la littérature au sens où il avait déjà écrit, publié des articles critiques et collaboré à des revues. Dès 1937, à tout juste vingt ans, il était allé à Paris trouver Paulhan pour lui remettre un manuscrit, Dialogue de Pasze – un texte assez gidien, dans mon souvenir. Paulhan l'avait lu, l'avait trouvé intéressant, mais ne l'avait pas publié. Cela dit, Georges a continué à partir de ce moment-là de le voir régulièrement, et leur relation n'a cessé de s'approfondir. (Il faut dire aussi que Paulhan entretenait lui-même depuis longtemps des liens avec la Belgique, puisqu'il faisait partie depuis les années 20 du comité de rédaction du Disque Vert, de Franz Hellens.) Paulhan a certainement été pour Georges, dès cette époque – très tôt, donc –, une sorte de modèle. Disons qu'ils ont eu la même conception de leur métier. Et Paulhan l'a toujours soutenu. Ensuite, entre 1937 et 1939, Georges a collaboré à Bruxelles à une revue, ou plutôt un journal, qui s'appelait Le Rouge et le noir. Il y a donné des articles critiques sur Gide notamment, sur Malraux, Rilke, André Suarès, et sur Montherlant, des articles qui témoignent déjà d'une grande finesse et d'une grande maturité littéraire.
Ses premiers articles, c'est Damien Grawez, un jeune Belge qui a fait une étude sur le surréalisme belge, qui les a retrouvés et me les a montrés. Ensuite, en 1943, grâce à l'appui de son ami Paul de Man (dont l'histoire personnelle, assez étonnante, est racontée par Henri Thomas dans
Le Parjure), Georges a été engagé à l'Agence Dechenne. C'était une agence d'édition peu recommandable, dirigée en fait par un Allemand qui y faisait la loi, mais Georges y avait son propre secteur, exclusivement littéraire, où il parvenait à publier des textes intéressants. Surtout, il a profité de ce poste pour publier en douce «L'exercice du silence», un numéro de Messages qui était une revue résistante, dirigée par Jean Lescure. Lescure était venu pendant la guerre faire une conférence à Bruxelles, et c'est ainsi que Georges l'avait rencontré. Quelque temps après la publication clandestine de ce numéro, un matin qu'il était en train de se raser devant la glace, il m'a dit : «Tu sais, à l'Agence Dechenne, ils m'ont mis à la porte.» Et juste après avoir dit cela, il s'est évanoui !

L.L.L. : Que s'était-il passé ?
G.L. :
Je ne sais pas exactement. Je suppose qu'on l'avait dénoncé auprès du directeur de l'Agence, mais comme on n'avait pas de preuves suffisantes pour lui causer des ennuis sérieux, on s'est contenté de le mettre à la porte. Mais du coup, il n'avait plus de situation.
À cette époque, pendant la guerre, Georges fréquentait beaucoup le milieu surréaliste belge : Paul Nougé et sa femme, Marthe, qui était aussi une amie de Cocteau, Louis Scutenaire, le musicien André Souris, Marcel Lecomte, Magritte et Marcel Marien, qui le suivait comme son ombre, Jean Pfeiffer, Jacques Muller et sa femme Madeleine Bourdouxhe, qui était aussi écrivain, Camille Goemans… La plupart d'entre eux se retrouvaient une fois par semaine, dans un café près de la Grand-Place qui s'appelait le «Tout va bien», en fin d'après-midi bien sûr parce que le soir, il y avait le couvre-feu. Je pense que dès ce moment-là, Georges a trouvé en quelque sorte sa manière à lui d'exercer son métier, son style propre. C'était un homme de bistrot, un homme de rencontres, et aussi un intermédiaire. La vie littéraire, pour lui, ne se bornait pas aux publications isolées, et il savait à quel point il est précieux et stimulant, pour un écrivain, d'en rencontrer d'autres. C'est pourquoi il a cherché, toute sa vie, à favoriser les rencontres entre les écrivains. Pour lui, cela faisait partie de son rôle d'éditeur. Dans ce sens, il s'inscrit dans une tradition à laquelle appartenaient des gens comme Feltrinelli, ou encore Gaston et Claude Gallimard.
Avant la guerre, Goemans avait ouvert à Paris une galerie d'art et avait épousé Sacha, une femme d'origine russe qui le faisait vivre dans le luxe car elle faisait du marché noir. Et c'est elle qui pendant la guerre a financé la revue
Réponse, dont l'unique numéro (paru en 1945) a été dirigé par Goemans. Georges s'est retrouvé dans le comité de rédaction, l'adresse donnée pour la revue était la sienne, il a aussi donné un texte et le sommaire rassemblait notamment Marcel Lecomte, Jean Lescure, Pierre Emmanuel, Scutenaire, Christian Dotremont, Paul Colinet… À peu près à la même époque, il a suivi de près Le ciel bleu, un journal dont s'occupait son ami Paul Colinet, mais je ne pourrais plus dire exactement le rôle qu'il y a joué. Ce qui est certain, c'est qu'il était passionné par les revues et que dès qu'il en repérait une, il essayait de donner des textes ou encourageait les jeunes écrivains qu'il connaissait à y publier. J'ai toujours connu Georges avec un projet de revue en tête, ou en train. Certains projets se sont réalisés, d'autres non. Bien après la guerre par exemple, je me souviens d'un projet de revue qu'il a eu avec René de Solier, et qui s'est arrêté au titre – elle devait s'appeler Zaine – et à l'impression du papier à lettres.

L.L.L. : Et après la guerre, alors, comment cela s'est-il passé ?
G. L. : J'ai dit qu'avant la guerre, Georges venait souvent à Paris, et il rêvait de s'y installer. Or, fin 1944, Vercors est venu à Bruxelles pour le rencontrer, parce que Lescure lui avait parlé de ce qu'il avait fait pour «L'exercice du silence». Et Vercors l'a engagé aux éditions de Minuit. Comme tu sais, Vercors était le pseudonyme du graveur Jean Bruller, sous lequel il avait publié Le silence de la mer, le premier livre des éditions de Minuit. Il avait fondé cette maison au début de la guerre, avec Pierre de Lescure, et sa vocation première était de publier des écrits sur la Résistance. Il y avait là Yvonne Desvignes, Bloch-Michel, Desgraupes et Dumayet… Cela dit, Georges a plutôt été engagé pour développer autrement les éditions – en tout cas c'est ce qu'il a compris et c'est ce qu'il a fait, avec l'appui de Paulhan notamment qui lui passait les manuscrits intéressants que Gallimard ne voulait pas publier.

L.L.L. : Et les revues ?
G. L. : Eh bien, juste après la guerre, en marge de son travail chez Minuit, il a collaboré àTroisième convoi, qu'on a récemment réédité. La revue avait été lancée par Michel Fardoulis-Lagrange et Jean Maquet, et y collaboraient René de Solier, Georges Bataille, Antonin Artaud, Picabia, et bien sûr le poète Georges Henein, qui a financé la revue et y a aussi participé. Georges allait aux réunions, y donnait des textes, puis il est entré au comité de rédaction. C'était dans les années 1946-47, il y a eu environ cinq numéros, si mes souvenirs sont bons. Ensuite, il a participé à la revue 84, que dirigeait Marcel Bisiaux, autour duquel s'était constitué un petit groupe où se trouvaient notamment Alfred Kern, Pierre Leyris, Henri Thomas. La revue s'appelait 84 parce que le siège était au 84 rue Saint-Louis-en-l'île, où habitait Bisiaux. À l'époque, c'était un lieu assez misérable, je me souviens de rats courant dans les couloirs… Là aussi, il y a eu quelques numéros, intéressants tout de même puisqu'ils ont publié Artaud, Adamov, Char, Gide, Queneau, Cingria, Ponge, d'autres encore, et puis, faute d'argent probablement, la revue s'est arrêtée. Pendant ce temps-là, les éditions de Minuit ont été rachetées par le père de Jérôme Lindon, qui en a pris la direction, et tandis que la maison continuait à publier des témoignages et des textes politiques, Georges y a développé un secteur purement littéraire : c'est ainsi qu'il a publié notamment Butor (Le passage de Milan), Klossowski (Roberte ce soir et La Révocation de l'édit de Nantes, qui ont été ensuite repris dans Le Chemin, avec Le souffleur publié chez Pauvert, sous le titre Les lois de l'hospitalité), André Dhôtel (qui a eu le prix Sainte-Beuve), le premier roman de Jacques Brenner (L'année commence au mois d'octobre), Beckett, Paulhan (la Lettre aux directeurs de la Résistance), Robbe-Grillet… et le fameux Jean-Paul, de Guersant, un roman pédérastique que Gallimard n'avait pas osé publier par peur du scandale. Ces publications n'étaient pas, au départ, dans ce qu'on appelait la «ligne» des éditions de Minuit, mais la ligne, Georges s'en moquait. La seule chose qui l'intéressait, c'était la littérature, sans exclusive d'ordre politique ou idéologique. D'ailleurs, finalement, cette vocation littéraire est devenue dominante, avec l'émergence du Nouveau Roman, et Lindon a repris cette nouvelle «ligne» et l'a remarquablement développée. Cela dit, au départ, c'est Georges qui s'est battu pour faire publier Les gommes, de Robbe-Grillet, car Lindon – pour des raisons financières – ne voulait pas prendre ce risque. Georges est alors allé trouver Grégory, qui s'occupait du Club français du livre et qui a accepté d'en prendre un certain nombre d'exemplaires, ce qui diminuait le risque financier. Lindon alors a accepté. Il faut dire qu'à l'époque, les relations dans l'édition étaient assez difficiles et plus d'une fois, Georges a mis sa démission dans la balance, pour faire publier des textes qu'il estimait intéressants. Aujourd'hui, on ne mesure pas cela, il me semble. Les risques personnels qu'il fallait prendre, pour défendre la littérature.

L.L.L. : Et chez Minuit, il ne s'est occupé d'aucune revue ?
G. L. : Officiellement, non. Mais en fait, il a beaucoup collaboré à Critique. Bataille, qui en était le rédacteur en chef, était à l'époque bibliothécaire à Vézelay, et Pierre Prévost avait été nommé à Paris pour lui servir d'antenne. Mais pour autant que je m'en souvienne, cet homme n'entendait pas grand-chose au travail de la revue. Et c'est Georges qui faisait les allers-retours à Vézelay pour voir Bataille et construire avec lui les sommaires de la revue. Cela a duré jusqu'à son départ des éditions de Minuit, en décembre 1954, à la suite d'un différend avec Lindon.

L.L.L. : C'est à ce moment-là qu'a commencé l'aventure de Monde Nouveau ?
G. L. : Oui. Georges n'avait donc plus de situation et Pierre Mahias, qui était le chef de cabinet du MRP Georges Bidault et avait repris la revue mensuelle Monde Nouveau (qui au départ s'appelait Monde Nouveau Paru, parce qu'ils avaient aussi racheté la revue Paru, dirigée par Aimé Patri), lui a proposé de s'occuper de la partie littéraire, ce qu'il a fait dès 1955. L'autre partie de la revue était politique, très à droite, mais Georges s'en moquait : ce qui comptait pour lui, c'était de pouvoir continuer à publier des écrivains, ce qu'il a fait. Il a notamment publié Brice Parain, Audiberti, Ungaretti, Beckett, Jouhandeau, Louis Guilloux Albert Camus, Mandiargues, Starobinski, et Le bain de Diane, de Klossowski, dont c'est la première édition, avant l'édition Pauvert. Le texte a été publié en deux livraisons, fin 1955, sous le titre Le bain de Diane ou la proie pour l'ombre, et a fait l'objet ensuite d'un tiré-à-part.

L.L.L. : Et cela lui permettait de vivre ?
G. L. : Très mal ! Il continuait de chercher une situation, il a lu des scénarios pour la société Pathé (ce qui n'a pas duré longtemps), il a ensuite été engagé quelques mois chez Amiot-Dumont, une petite maison où il n'a rien pu faire, puis finalement, Privat l'a engagé chez Grasset, où il a créé une collection qui s'appelait La Galerie et où il a publié notamment François Nourissier, Michel Butor, Dominique Fernandez, Yves Régnier, André Pieyre de Mandiargues… Cela dit, dans la mesure où Grasset dépendait de Hachette, qui surveillait tout de même la rentabilité et imposait des directives commerciales, il craignait toujours qu'un jour, on l'empêche de faire son travail comme il l'entendait. Pour lui en effet, la question de savoir si un livre allait ou non se vendre n'entrait pas en ligne de compte. La seule chose qui importait, c'était de savoir si c'était de la littérature. Et si c'en était, même si le public devait mettre vingt ou trente ans à le reconnaître, il fallait prendre le risque de publier. Là-dessus, il partageait tout à fait les vues de Paulhan, et c'est pourquoi il désirait entrer chez Gallimard, où il avait le sentiment qu'il pourrait vraiment faire son travail d'éditeur littéraire – un travail qui exige une liberté d'esprit totale, en dehors de toute considération commerciale. Paulhan d'ailleurs l'appuyait auprès de Gaston Gallimard, mais à l'époque, Gaston disait : Non, ce que fait Lambrichs est très bien, mais c'est de la littérature de laboratoire. Jusqu'au jour où Georges a publié Le repos du guerrier

L.L.L. : C'est-à-dire ?
G. L. : Eh bien, quand Georges a publié ce roman de Christiane Rochefort, qui a été un best-seller, Gaston a brusquement changé d'avis et a envoyé un mot à Georges pour le voir, et lui proposer d'entrer chez Gallimard. Le contrat qu'il a signé est d'ailleurs assez extraordinaire et montre comment on concevait l'édition à l'époque, puisqu'il stipule que Georges devait simplement consacrer aux éditions Gallimard «le meilleur de son temps». Il faut aussi souligner que ce contrat faisait de lui un salarié au sens strict, c'est-à-dire que contrairement à ce que pensaient un certain nombre de gens, il ne touchait aucun pourcentage sur les livres qu'il publiait. Mais c'était là, aussi, une condition de sa liberté d'esprit, finalement : l'idée que le livre puisse avoir du succès n'influait pas sur son jugement.

L.L.L. : Et il a créé la collection Le Chemin à ce moment-là ?
G. L. : Non, ça ne s'est pas fait tout de suite. Dans un premier temps, Gaston lui a confié la collection Jeune Prose, qui existait déjà, et où Georges a notamment publié L'amitié des abeilles, de Jean-Loup Trassard. Mais il avait évidemment envie de créer sa propre collection, et sa propre revue. Ce qui a mis un certain temps. D'abord, il a demandé à Gaston d'entrer au Comité de lecture, ce qui au départ lui a été refusé. Si mes souvenirs sont bons, c'est un peu à titre de compensation que Gaston a accepté qu'il crée la collection Le Chemin.

L.L.L. : Il y publiait tout ce qu'il voulait ?
G. L. : Ce n'était pas si simple. Les manuscrits qu'il voulait publier passaient par le comité de lecture, et il est arrivé qu'on lui refuse des livres, ce qui l'atteignait toujours beaucoup. Cela dit, il restait tout de même relativement maître chez lui au sens où il n'a jamais accepté dans Le Chemin des livres que d'autres cherchaient à y placer. Il arrivait, au Comité, que l'on dise : ce livre ne marchera pas mais il n'est pas inintéressant, pourquoi ne pas le mettre dans Le Chemin plutôt que dans la collection Blanche ? Mais ça, Georges le refusait évidemment. La collection ne s'est vraiment imposée qu'avec les premiers succès : le Renaudot de Le Clézio, avec Le Procès verbal, les Goncourt de Jacques Borel (L'Adoration) et de Pascal Lainé (La Dentellière). Cela dit, même après ces succès, rien n'était jamais gagné, et on lui faisait toujours sentir que sa collection coûtait de l'argent. Je me souviens à ce propos d'une anecdote significative. Un jour, Georges a trouvé sur son bureau un petit mot de Claude Gallimard lui disant : Si on enlève Le Clézio, Borel et Lainé, la collection Le Chemin est déficitaire. Georges est rentré à la maison dans tous ses états, et le lendemain, il avait trouvé la réponse. Il a mis un petit mot à Claude disant simplement : Et si on ne les enlève pas ? Le débat s'est arrêté là.

L.L.L. : Et ses projets de revue ?
G. L. : Pendant assez longtemps, tant que les Cahiers n'existaient pas, il orientait les jeunes écrivains vers la Nouvelle revue française. À l'époque, Paulhan était déjà malade et c'est Marcel Arland qui s'en occupait, avec Jean Grosjean et Dominique Aury. Georges entretenait avec eux des rapports étroits, mais bien sûr, ce n'était pas la même chose que d'avoir sa propre revue. Il a donc bataillé pour créer Les Cahiers du chemin, une revue trimestrielle qui a paru de 1967 à 1977. En fait, il y a eu deux séries : les quinze premiers numéros, d'octobre 1967 à avril 1972, étaient dans un petit format allongé, mais pour des raisons commerciales, Claude Gallimard a demandé qu'on adopte un grand format carré, plus facile à repérer en librairie. Si on regarde aujourd'hui les sommaires, on y retrouve un véritable vivier d'écrivains. Je ne pourrais pas les citer tous, mais je pense notamment à Pierre Guyotat, Jude Stéfan, Jean Roudaut, Jean Lahougue, Jean-Loup Trassard, Nicole Quentin-Maurer, Georges Perros, Pierre Pachet, Michel Butor, Ludovic Janvier, Jean Demélier, Jacques Réda, Jean-Marie Le Clézio, Jean Ristat, Jean-Philippe Salabreuil…

L.L.L. : Au fond, Les Cahiers du Chemin, ça a été vraiment sa revue à lui. Comment s'est passée la création ?
G. L. : Oh, ça a été assez mouvementé ! mais très vivant en même temps. D'abord, Georges a réuni un certain nombre d'auteurs du Chemin, parmi lesquels Ludovic Janvier, Michel Deguy, Olga Bernal, Jacques Borel, Jacques Réda, Jean-Loup Trassard, Michel Chaillou, pour leur exposer son projet. Là-dessus, bien sûr, chacun y est allé de son opinion. Les uns trouvaient qu'il fallait écrire un manifeste, les autres voulaient créer un comité de rédaction qui déciderait des textes à publier, d'autres encore voulaient que chacun ait un droit de veto… ce qui était évidemment impossible, dans la mesure où Georges savait bien qu'untel n'aimait pas ce qu'écrivait tel autre, etc. Et Georges a écouté, puis il a exposé son point de vue. Pour lui, une revue, c'était un homme. Un homme capable d'apprécier des écrivains très divers, il n'était pas question de créer ni une chapelle littéraire, encore moins une école. Mais de donner une image de la littérature vivante. Et cet homme, c'était lui. Lui qui était déjà leur éditeur. Ça n'a pas été vraiment facile de l'imposer, mais il y est parvenu. Au fond, chacun lui était tout de même très reconnaissant de ce qu'il faisait, de la façon dont il les soutenait chez Gallimard. À partir de là, il a organisé ce qu'on a appelé «les déjeuners du Chemin», qui permettaient aux écrivains de la revue de se rencontrer. Au départ, ça s'est passé chez Alexandre, un restaurant italien de la rue des Canettes, puis, assez rapidement, à la maison. Ces déjeuners avaient lieu le mercredi, chacun apportait sa bouteille de vin, et c'est ainsi que de véritables amitiés sont nées, entre écrivains d'une même génération. Aujourd'hui, même si beaucoup ne se voient plus, je pense qu'ils ont conservé une certaine nostalgie de ces rencontres, qui leur ont beaucoup apporté. Les uns et les autres parlaient de leurs lectures, parfois de leurs travaux en cours, Georges avait une façon à lui de les interroger et de les encourager à parler de leur travail, tout cela se passait dans une atmosphère assez rare. D'ailleurs, si des gens comme Gérard Macé, Jérôme Prieur ou Jean Roudaut (qui l'évoque d'ailleurs dans Le temps qu'il fait) sont encore liés aujourd'hui, c'est parce qu'ils se sont connus à l'époque et qu'ils partagent aussi ces souvenirs.

L.L.L. : Ce travail de revue, qu'avait-il de spécifique, par rapport à son travail de directeur de collection ?
G. L. : Les deux étaient liés, bien sûr, mais une revue, c'est tout de même autre chose : pour lui, c'était un lieu où pouvait se manifester la littérature vivante, en train de se faire ; un lieu où l'on pouvait donner une chance de s'exprimer à de jeunes écrivains qui n'avaient pas encore publié. Disons que c'est à la fois un ban d'essai littéraire – au sens où avant même d'avoir donné un manuscrit à un éditeur, un jeune écrivain pouvait y publier des textes courts – et un lieu de rencontre. Rencontre dans la revue même, à travers les textes, mais aussi rencontre réelle – et ce pouvait être alors un bureau, un bistrot, un chez-soi. Pour lui, une revue littéraire, c'était un lieu où pouvaient s'inscrire des gens de bords extrêmement différents, sans aucun préjugé philosophique, politique ou même esthétique. Le seul dénominateur commun, c'était la qualité littéraire. Et ce qui l'intéressait, c'était que des points de vue très différents puissent se côtoyer, se confronter, que les écrivains puissent même se répondre à l'intérieur de la revue, débattre, s'opposer. Autrement dit, il n'était pas question pour lui de poser des exclusives, au nom d'un «politiquement correct».. Ce qui bien sûr ne lui a pas valu que des amis. Je pense pourtant que l'histoire littéraire lui donne raison : car avec la distance, on oublie les conflits politiques ou idéologiques et on ne retient que la qualité littéraire, finalement.
Dans la revue telle qu'il la concevait, il y a aussi un autre aspect qui n'existe pas dans la collection, et qui comptait beaucoup pour lui : c'était la partie critique. Dans
Les Cahiers, elle s'appelait «Autrement dit» (il ne l'a introduite qu'à partir du dixième numéro). Il y attachait une grande importance et il avait une façon très fine de la mener. Il ne distribuait pas les livres au hasard mais il réfléchissait longuement, au contraire, à qui donner tel ou tel livre, et qui pourrait en faire non pas seulement un compte rendu, mais une vraie lecture. Et, bien sûr, quand un écrivain venait le trouver en lui disant : J'aimerais parler de tel livre, il était pratiquement toujours d'accord.

L.L.L. : Mais finalement, pour élaborer les numéros, il lui arrivait de consulter les écrivains qu'il avait rassemblés, au début ?
G. L. : Pas du tout ! De temps en temps, il lâchait une information, disant que dans le prochain numéro, il y aurait un texte de tel ou tel, un texte «épatant» comme il disait, mais le sommaire, c'était vraiment son œuvre, et c'était toujours une surprise. Chaque numéro devait avoir une cohérence interne, et il y pensait longtemps. À l'ordre à donner aux textes, aux échos qu'ils se renvoyaient. Et puis quand c'était mûr, le dimanche souvent, quand personne ne pouvait le déranger, il partait au bureau, chez Gallimard, en disant : «Je vais faire mon numéro.» Et là, il construisait son sommaire.

L.L.L. : Et les textes, comment les trouvait-il ? Il les sollicitait ?
G. L. : Parfois, bien sûr. Mais il en recevait aussi beaucoup par la poste. La plupart des écrivains qu'il a découverts, Le Clézio par exemple, ou encore François Coupry, Paul Fournel, il a reçu leurs manuscrits par la poste. Et ce qui est amusant, c'est que dans les autres maisons, les directeurs littéraires lui demandaient : Mais comment fais-tu ? Moi, je ne lis que des choses sans intérêt. Et lui, avec son petit sourire, répondait : Si si, moi je lis des choses intéressantes. C'est qu'il avait ce talent particulier, très rare, de percevoir un écrivain, même dans un texte parfois inabouti. Et dans le milieu, ça se savait. Aussi, quand un jeune écrivain cherchait un lecteur, il finissait toujours par rencontrer quelqu'un qui lui disait : Tu devrais envoyer ton manuscrit à Lambrichs. Il arrivait aussi que des écrivains lui apportent des manuscrits de jeunes inconnus. Le premier texte de Gérard Macé par exemple, c'est Mandiargues qui l'a apporté à Georges. Il l'a lu immédiatement, avec cette curiosité qu'il a toujours gardée pour les nouveaux textes, et Gérard a eu sa réaction, très positive bien sûr, dans la semaine.

L.L.L. : Et lui-même, il lisait beaucoup de revues ?
G. L. : Il en recevait beaucoup. Je ne dirais pas qu'il les lisait, mais il les «flairait». Il avait une façon à lui de les feuilleter, de repérer les auteurs intéressants. D'ailleurs, à une époque, Paulhan lui avait proposé de tenir la revue des revues, dans la nrf, rubrique que Paulhan lui-même avait longtemps tenue sous le pseudonyme de Jean Guérin. Mais Georges ne l'a jamais fait régulièrement. Peut-être en a-t-il donné quelques-unes à Paulhan (Jean Guérin servait aussi de pseudonyme collectif), je ne m'en souviens plus. Mais je sais qu'au début des années 80, quand il dirigeait lui-même la revue, il en a signé quelques-unes.

L.L.L. : Finalement, donc, les Cahiers du Chemin se sont arrêtés et Claude Gallimard lui a proposé la rédaction en chef de la Nouvelle Revue Française. Pourquoi Gallimard n'a-t-il pas voulu conserver les deux revues ? Comment cela s'est-il passé ?
G. L. : D'abord, il faut savoir qu'une revue littéraire, c'est pour un éditeur un investissement important, et que cela perd toujours de l'argent. À cet égard, avoir deux revues littéraires constitue un luxe. Cela dit, cet argent perdu est largement compensé, normalement, par le fait qu'une bonne revue constitue pour les écrivains un lieu de rencontre et donc un pôle d'attraction pour l'éditeur. Ce qu'il perd d'un côté, normalement, il le récupère de l'autre, par le fait que de nouveaux écrivains viennent publier chez lui. Quand on veut vraiment faire de l'édition littéraire, on ne peut donc pas se contenter de dire que la revue perd de l'argent : il faut aussi tenir compte de ce qu'elle apporte par ailleurs comme nouveaux manuscrits et des écrivains de qualité qu'elle draine.
Concernant la
nrf et les Cahiers, plusieurs éléments entrent en ligne de compte. D'une part, la périodicité n'était pas la même : la nrf à l'époque était mensuelle, les Cahiers étaient trimestriels. De plus, la nrf représentait Gallimard, elle était en quelque sorte la vitrine des éditions et à ce titre, il ne pouvait être question de la supprimer. Cela dit, plus les années passaient, et plus les numéros de la nrf de l'époque étaient minces, et plus les Cahiersgrossissaient. Il était donc logique qu'au moment du départ d'Arland, Claude propose à Georges de reprendre la revue. C'était son bâton de maréchal, en quelque sorte. Et puis, une manière aussi de succéder à Paulhan – ce qui se perçoit bien notamment dans la façon dont Georges a modifié la maquette de couverture et repris une formule beaucoup plus proche de l'ancienne revue, abandonnée par Arland. En reprenant la nrf, il allait pouvoir lui insuffler le sang neuf des écrivains qu'il avait rassemblés autour de lui.

L.L.L. : Mais reprendre la nrf, ça n'était pas simplement poursuivre les Cahiers sous une autre couverture…
G. L. : Non, bien sûr. Il y a eu toutes sortes de négociations. D'abord, Georges a demandé qu'on augmente le nombre de pages, il est passé au départ de 128 pages à 192 pages, et puis, il a dû composer aussi avec les collaborateurs habituels de la nrf, dont il a d'ailleurs gardé certains, comme André Berne-Joffroy, Roger Judrin ou Claude-Michel Cluny. Reprendre la nrf représentait pour lui une nouvelle aventure : non seulement parce qu'il passait à une périodicité mensuelle, ce qui modifiait considérablement les choses, mais aussi parce que la nrf avait une tradition, dans laquelle il souhaitait s'inscrire tout en la renouvelant. Dans la mesure où il reprenait l'organe des éditions Gallimard, il ne pouvait pas non plus se limiter aux collaborateurs du Chemin. Il en a donc trouvé de nouveaux, comme Francine de Martinoir, Jean-Noël Schifano, Jean-Noël Vuarnet, Bruno Bayen, Lorand Gaspar, René de Ceccatty, Clément Rosset, Sophie Basch, Jean Clair et beaucoup d'autres… Cela dit, pendant les dix années où il l'a dirigée, il a dû lutter constamment pour sauvegarder son indépendance. Je veux dire par là que le rédacteur en chef d'une revue aussi prestigieuse subit nécessairement des pressions, de l'intérieur comme de l'extérieur, il y a des gens qui veulent imposer des textes, et cela, Georges s'y est toujours opposé. Il faut dire qu'une revue est un organe très fragile, au sens où elle risque de devenir rapidement un banal recueil de textes, voire un fourre-tout. Lui conserver une personnalité, faire qu'elle demeure un organe vivant suppose une rigueur et un travail permanent, que beaucoup ne soupçonnent pas.

L.L.L. : Et les déjeuners ont continué ?
G. L. : Oui, mais en accueillant maintenant des collaborateurs de la nrf, qui n'avaient pas forcément publié dans Le Chemin. Je pense notamment à Florence Delay, Pascal Quignard, Philippe Dulac, Jacques Bersani, Francis Ponge… Le sens des déjeuners, c'était d'être la vie de la revue, d'une certaine façon. D'ailleurs, ils se sont arrêtés quand Georges a quitté la nrf, en 1987. Cela dit, l'atmosphère qui y régnait, très amicale, tenait aussi au style particulier de Georges. Paulhan, par exemple, qui n'était pas un homme de bistrot, recevait plutôt les écrivains dans le bureau de la nrf, qui était très intimidant. Et tout en étant un éditeur et un lecteur tout à fait remarquable, il n'instaurait pas avec les écrivains le même type de rapports que Georges. Peut-être cela tient-il aussi au côté belge, plus chaleureux, plus ouvert souvent, ou en tout cas plus direct. Georges était quelqu'un qui aimait prodigieusement la compagnie des écrivains, et qui avait aussi un tempérament très convivial, très joyeux, très accueillant. Les écrivains le sentaient, et même si tous ne se sont pas conduits très amicalement à son égard, je pense que tous le regrettent, finalement. Maintenant qu'il n'est plus là, ils se rendent compte à quel point il leur manque.


Le Chemin de Georges Lambrichs.

entretien avec Gilberte Lambrichs et Louise L. Lambrichs


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