Faire connaître la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977 : 30 numéros qui résonnent de fines attaches. Ce blog suit l'aventure d'une recherche avec ces 30 numéros et leurs résonances dans les lectures-écritures d'aujourd'hui.

5 janvier 2012

Projet pour un article de dictionnaire

Les Cahiers du Chemin

Publiée aux éditions Gallimard de 1967 à 1977, la revue Les Cahiers du Chemin a été dirigée par Georges Lambrichs. Les trente numéros de la revue ont permis aux éditions Gallimard de faire face aux jeunes revues d’avant-garde et surtout à la revue Tel Quel promue par les éditions du Seuil alors même que La Nouvelle Revue française ne semblait pas pouvoir se renouveler. Toutefois, si Georges Lambrichs a effectivement aidé Gallimard dans cette période mouvementée, Les Cahiers du Chemin n’auraient pas seulement permis d’éviter le naufrage de La N.R.f. dont Lambrichs reprendra les rennes en 1977 mettant fin par la même occasion à l’expérience de sa revue, ils auraient également initié une voie difficile mais salutaire à bon nombre d’écritures refusant aussi bien les académismes de la tradition que les collectivismes des avant-gardes.

Une revue de Georges Lambrichs
Né à Bruxelles en  1917, Georges Lambrichs a créé, avant sa revue, la collection « Le Chemin » en 1959 alors qu’il venait d’intégrer les éditions Gallimard après avoir exercé des fonctions importantes en particulier aux éditions de Minuit puis chez Grasset. La collection s’arrêtera à la mort de son fondateur en 1992 après avoir publié 278 ouvrages. Très lié à Jean Paulhan, Lambrichs a depuis ses débuts montré un goût prononcé pour les aventures revuistiques depuis qu’il a imprimé non sans risques en 1943 à Bruxelles la revue Messages pour Jean Lescure puis participé à bien des revues – il faut en particulier citer 84 qu’il a animée avec Marcel Bisiaux. Le Renaudot de Le Clézio avec Le Procès verbal, le Goncourt de Jacques Borel avec L’Adoration et celui de Pascal Lainé avec La Dentellière, ouvrages de la collection « Le Chemin », permettent à Georges Lambrichs d’enfin faire aboutir ses projets revuistiques au sein de la maison Gallimard qui possède une revue incontournable mais déclinante. Il était temps pour les éditions de tenter de faire face aux jeunes recrues de Jean Cayrol au Seuil autour de sa revue-collection Écrire lancée en 1956. Mais le danger est devenu plus grand avec la revue Tel Quel créée en 1960 par Philippe Sollers aux même éditions du Seuil, d’autant que Francis Ponge opposé à Jean Paulhan alimentait bien plus le sommaire de cette dernière que celui de la N.R.f. Il ne faudrait pas oublier non plus le retard pris par Gallimard en regard du « Nouveau Roman » publié par les éditions de Minuit et, dans le domaine des sciences humaines, en regard de la revue de Georges Bataille, Critique pour la naissance de laquelle Lambrichs avait plus que contribué quand il était éditeur chez Minuit. Gallimard avait donc besoin d’une revue attirante pour de nouvelles générations d’auteurs, qui toutefois ne devait pas faire d’ombre à son aînée, la fille-mère de la maison. C’est le défi que Lambrichs va relever.
Les Cahiers du Chemin  naissent en octobre 1967 et s’arrêtent en avril 1977. Ce sont donc trente numéros à raison de trois par an qui se présentent successivement pour les quinze premiers numéros dans un petit format (18,5x9,5) jusqu’en avril 1972 puis pour les quinze derniers numéros dans un format carré plus grand (21,5x16,5) pour des raisons commerciales de visibilité en librairie. Le premier format n’est pas sans évoquer une petite N.R.f. pour deux raisons : l’approximative réduction en hauteur comme en largeur conserve les rapports du format (22,5x14) de la revue fondatrice des éditions Gallimard en s’allongeant toutefois un peu, et surtout le renversement des deux couleurs sur la même couverture crème, le rouge du titre devient noir et est réservé aux noms d’auteur, est un démarquage plus que voyant de la grande revue de la Maison. Si le sigle dessiné par André Gide ne constitue plus la signature en bas de première, il reste présent sous le filet rouge qui souligne le titre de la revue toujours en italiques. À noter cependant que la modification du format qui alors abandonne la référence formelle à La N.R.f. s’accompagne de l’abandon de cette signature pour ne plus présenter aux lecteurs que celle de l’éditeur Gallimard indiqué en rouge comme pour conserver la marque de fabrique mais pour préserver La N.R.f., la vraie ! Ce qui paradoxalement émancipe Les Cahiers qui alors semblent se rapprocher du format de Tel Quel…
La revue a peu varié ses dispositifs éditoriaux si l’on excepte la rubrique « Les hommes de parole » présente dans les trois premiers numéros, qui disparaît pour laisser place à partir du n° 10 à la rubrique « Autrement dit ». Donc, pour les vingt numéros suivants, un dispositif en deux temps : des textes dits de création puis des critiques. Dispositif qui reprend au fond celui de La N.R.f. aussi bien que celui de toute bonne revue littéraire associant écritures nouvelles et lectures vives. Cependant, il est difficile de séparer les deux rubriques aussi facilement qu’on le fait habituellement : en effet, bien des contributions qui précèdent la rubrique réservée aux comptes rendus ne se limitent pas aux genres littéraires reconnus et constituent plus des essais quel que soit leur genre, affiché ou non. Par ailleurs, les comptes rendus usent de libertés inhabituelles quand ils ne sont pas eux aussi des essais qu’on pourrait parfois rattacher à des genres littéraires relevant de la première partie de la revue. Le lecteur, surtout s’il a pris ses habitudes dans La N.R.f., est certainement décontenancé. On peut se contenter d’un exemple en observant le numéro 12 qui offre d’abord 84 pages de textes parmi lesquelles les « Propos sur le livre, aujourd’hui » de Michel Butor et la « "Question" à Michel Deguy suivie d’une lettre de M.D. » de Gérard Genette qu’on ne peut pas situer sur le même plan générique que les proses et vers de Pascal Lainé, Samuel Beckett (deux pages essoufflées comme un « intermède »), J.M.G. Le Clézio, Pierre Lepère, Ludovic Janvier et Olivier Pierrelet. Puis suivent les 90 pages de la rubrique « Autrement dit ». Laquelle comprend des textes incomparables quant à leur facture ou dimension : il faut dix pages à Jean-Pierre Attal pour une anthologie de Renga, six à Jacques Réda pour Les Portes de toiles de Jean Tardieu, sept à Olga Bernal pour les Lettres d’Ezra Pound à James Joyce, huit à Boris Rybak très critique pour L’Agression, Une Histoire naturelle du mal de Konrad Lorenz ainsi qu’à Jean-Loup Trassard qui se raconte dans une méditation rêveuse pour Mainmorte sur « L’Outil » de A. de Visscher mais seulement une page à François Coupry pour La Maison des bories de Jacques Doniol-Valroze et un peu plus de six pages à Michel Chaillou qui parcourt l’œuvre dont un film de Yukio Mishima quand Henri Meschonnic rend compte de deux livres de E.A. Nida et fait référence également à quelques autres sous un titre qui présente quarante pages de réflexion : « D’une linguistique de la traduction à la poétique de la traduction ». Les formules sont donc disparates, les ouvrages sans compter les films recensés tout autant, les écritures ne suivent aucun modèle récurrent autre que l’aventure singulière de chaque contributeur.

Une revue d’un seul faite par tous
La revue a publié 147 auteurs dans ses trente livraisons soit, statistiquement, cinq auteurs nouveaux à chaque numéro ou quinze par an pendant les dix ans de vie de la revue : ce qui montre l’importance du travail de découverte effectué seul par son directeur, Georges Lambrichs. Avec trois contributions en moyenne par auteur pour un ensemble de 428 titres au sommaire sur près de 5000 pages, on pourrait ainsi continuer à montrer l’ampleur de la tâche accomplie par un seul si l’on oubliait que le travail n’était pas seulement réalisé au bureau du lecteur de la Maison Gallimard dans la continuité de son travail d’éditeur pour la collection « Le Chemin ». Georges Lambrichs réalise lui-même les sommaires de chaque numéro et c’est numéro par numéro qu’il faudrait lire la revue et observer son agencement qui est chaque fois le choix pas forcément conscient et délibéré de Lambrichs mais toujours la résultante de son intuition souvent géniale. Laquelle est issue d’une sociabilité bien particulière : Georges Lambrichs ne recevait pas dans son bureau mais au bistrot ; plus sérieusement, il organisait un déjeuner hebdomadaire qui réunissait le premier cercle des contributeurs à la revue. Il y avait les fidèles, ceux de passage parce qu’ils venaient de loin (Michel Butor, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jean Roudaut) ou de province (Georges Perros, Jude Stéfan, Jean-Loup Trassard) et les parisiens (Michel Chaillou, Michel Deguy, Henri Meschonnic, Jacques Réda), les plus jeunes qui se sont joints plus tardivement (Ludovic Janvier, Gérard Macé). Claude Gallimard parfois venait mais ne disait rien. Michel Chaillou a témoigné récemment du bonheur de ces rencontres : « Quand je pense à nos tablées hebdomadaires de la collection « Le Chemin », chaque mercredi, je me dis qu’entre nous, si différents, il s’échangeait malgré tout quelque chose. Mais de quelle nature ? Cela tenait-il à Gilberte, la maîtresse de maison, à sa manière de recevoir ? Un même rêve nous habitait et nous tenait assis. On riait, on s’apostrophait, on devisait de toutes sortes de choses. […]Il régnait en même temps, dans ces déjeuners, une manière de délicatesse. La présence spirituelle de Gilberte, la femme de Georges, y contribuait beaucoup sans nul doute. C’était une sorte de royauté douce qu’exerçait son mari, une royauté au sens où il était notre éditeur, c’est-à-dire notre lecteur » (L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007, p. 246-247). La table inventait alors une démocratie du plat partagé et donc du sommaire en cours. Si le rêve peut aller jusqu’à concevoir cette sorte de cène comme un nouveau royaume, il est certain que plusieurs témoignages évoquant des images bibliques montrent que cette « royauté » de Lambrichs renversait les hiérarchies de la République des Lettres, les prééminences éditoriales et inhibait les jalousies d’auteurs. Lambrichs avait en effet l’art de mettre en relation les altérités des écritures non à partir de critères formels ou thématiques s’assemblant ou s’opposant, comme ont toujours fait bien des revues, mais en pensant la littérature par la résonance de différences et d’échos comme signes de vie. C’est pourquoi on peut bien évidemment dissocier un premier cercle d’un second et d’un troisième et ainsi de suite quant aux contributeurs de la revue. Le petit groupe des fidèles qui fréquentaient les déjeuners du mercredi s’augmentait de ceux qui passaient de La N.R.f. aux Cahiers. Certains feront le chemin inverse quand Les Cahiers s’arrêteront. Concentriquement, les jeunes auteurs (par exemple, Jean-Luc Parant que Michel Butor introduit) qui publiaient pour la première fois venaient augmenter l’aura lumineuse du directeur des Cahiers que bien évidemment quelques anciens (Samuel Beckett, Henri Michaux, Francis Ponge…) ne pouvaient qu’accompagner, même s’il s’est agi d’une participation unique ou épisodique car eux étaient accueillis ailleurs quand les précédents faisaient en littérature les premiers pas et ainsi se mesuraient à leurs aînés qui par leur présence les accompagnaient. Tout cela dans le jeu des cercles lumineux de Georges Lambrichs. Il faudrait citer chacun des 147 auteurs des Cahiers du Chemin en sachant que l’extension infinie des noms, cette litanie qui demande sans cesse d’augmenter les lectures et l’empan d’une écoute, c’était pour le directeur des Cahiers chaque fois le recommencement de « l’écoute d’une voix, la recherche rêveuse et passionnée de l’indicible surgissement de ce qui s’écrit, et qui pour lui était, bien plus encore que sa vie même, la vie tout court » (Nicole Quentin Maurer, « Des rapports absolus », La N.R.f. n° 473, juin 1992, p. 43).
Les Cahiers du Chemin permettent de tenter quelques approches et rapprochements selon des modalités variables qui de l’écho au côtoiement, des dissonances aux consonances font autant de traversées où solitudes et solidarités se conjuguent jusque dans la lecture. Mais, pour cette revue et son directeur, les proximités ainsi rejouées jusque dans leurs approximations n’ont toujours visé qu’à maintenir l’inquiétude qui fait le moteur de ces relations littéraires et au-delà humaines, qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui. Il suffirait de prendre un exemple, le numéro 26 du 15 janvier 1976 pour apercevoir au plus près ce système relationnel dans la poétique de la revue. Aucun hasard revuistique à ce que le texte de Georges Perec (« Je me souviens », p. 83-108) suive « La Bibliothèque d’un amateur » de Jean-Benoît Puech et « Corps d’enfance » d’Henri Thomas. Mais plus certainement, le fragment 84 « Je me souviens que Michel Butor est né à Mons-en-Barœul », annonce le long texte de Michel Sicard : « Chutes critiques à propos de Michel Butor » (p. 109-134). De même, les fragments 4 (« Je me souviens de Lester Young au Club Saint-Germain ; il portait un complet de soie bleu avec une doublure de soie rouge ») et 6 (« Je me souviens qu’Art Tatum appela un morceau Sweet Lorraine parce qu’il avait été en Lorraine pendant la guerre 14-18 ») reprennent « La basse ambulante » de Jacques Réda (p. 72-82) qui précède le texte de Perec ; on pourrait d’ailleurs y ajouter le fragment 115 (« Je me souviens des troisièmes classes dans les chemins de fer ») qui rappelle précisément les déambulations ferroviaires du texte de Réda. Et on ne peut manquer d’ajouter à ces « attaches » signées Lambrichs la secrète liaison entre le début du fragment 3 (« Je me souviens du cinéma "Les Agriculteurs", […] ») avec la note de lecture signée Jean-Loup Trassard concernant l’ouvrage de Marcel Gautier : Chemins et véhicules de nos campagnes (p. 166-173). Alors, on peut affirmer que « les chemins emmêlés s’éloignent dans le pays » (p. 173) où roule toujours la bicyclette de Perec (« Je me souviens que ma première bicyclette avait des pneus pleins ») résonne jusqu’à nous.
Il faudrait suivre chacun des itinéraires d’auteur pour apercevoir comment s’associent une singularité et une communauté plurielle. Les dix-neuf contributions de Le Clézio à dix-sept des trente numéros des Cahiers du chemin vont correspondre à une période importante de la vie de l’auteur et montrent l’inflexion contemporaine de l’œuvre. En effet, les 283 pages de la revue qu’elles occupent confirment l’intérêt grandissant de Le Clézio pour ce qu’on peut appeler « la marge » qui n’est pas la marginalité comme posture et qu’illustreraient dans des manières certes singulières les écrivains qui s’affichent à la même époque dans tel ou tel mouvement avant-gardiste voire dans telle ou telle chapelle littéraire. Le Clézio se voit confier par Lambrichs l’ouverture de la rubrique « les hommes de paroles », en tentant de répondre à une question redoutable : « Comment j’écris ? » (Les Cahiers du Chemin n° 1, octobre 1967, p. 85-91). C’est très exactement autant d’essais de réponses à cette question qu’offrent les textes publiés par le Clézio dans les Cahiers. Très difficile de classer ces textes et, par exemple, de séparer ceux qui relèveraient d’une « création » de ceux qu’on attribuerait à une « réflexion », car tous participent à ce qu’on peut appeler les « Carnets du chemin » (Les Cahiers du Chemin n° 23, 15 janvier 1975, p. 27-44) comme l’indique Le Clézio lui-même dans le titre de l’un d’entre eux, non sans un clin d’œil certain à Lambrichs et à ses Cahiers. De fait, toutes ces contributions sont, dans leur mouvement, engagées « jusque de l’autre côté de la terre, vite comme la lumière et lentement comme un piéton » (ibid.). Le Clézio semble faire allusion à la rapidité qu’exige toute contribution à une revue et à la lenteur d’une œuvre en cours. Mais l’essentiel pour Le Clézio, dans ce texte comme dans tous les autres, c’est de maintenir cette reprise infinie que sa clausule relance pour ne jamais en finir, pour toujours continuer le chemin :
Alors on commence le chemin,
le vieux chemin entre les rocs,
bondissant, montant, descendant,
tournoyant le long de la falaise,
griffé par les arbustes, aveuglé par
la lumière de la mer, et tout
cela, et tout cela, qui va où ?
qui va loin, qui ne va nulle
part, qui va jusque de l’autre
côté de la terre, lentement comme
un piéton et vite comme la lumière. (ibid.)
Il y a tout au long des Cahiers du Chemin un fil rouge qu’on pourrait dire celui de la lecture se cherchant dans toutes les positions, les hésitations, les fulgurances, les semblances et les errances. Plus que de proposer une pluralité d’écritures qui alors prendraient chacune une figure se figeant dans quelque « style » ou « costume » d’époque ou d’école ou encore de singularité assez reconnaissable au premier coup d’œil, l’aventure des Cahiers engage des expériences de lecture qui ne demandent qu’à commencer chaque fois à neuf non parce que les écritures changent mais parce que l’écoute continue et que pour continuer l’écoute il ne faudrait jamais laisser la lecture se perdre dans l’habitude, dans la répétition, dans le confort de la lecture maîtrisée qui sait ce qu’elle lit, comment lire et jusqu’où lire. Appelons ce principe l’inquiétude des Cahiers.
Peu de livraisons offrent deux textes de femmes dans leur première partie – laissons à d’autres le soin de jauger et juger la revue quant au gender mais auront-ils évalué tout ce qui les meut quant au féminin ? Une poète née en 1904 et une jeune romancière née en 1945 ont la part belle dans le sommaire du n° 22 (15 octobre 1975). Elles jouent l’une et l’autre « dans l’eau changeante des résonances », comme titre Henri Michaux dans ce même numéro (p. 25-31).
Vivre assez longtemps pour voir changer
Ce qui paraissait immuable
Nous rend dangereusement étranger.
Enfouissons-nous sous le sable.
Autour de nous voltigent des vocables
Inappropriés qui nous soulèvent le cœur
Et c’est pourtant dans un même lieu inépuisable
Du souvenir, le seul dont nous connaissons les mœurs.
Edith Boissonnas qui a eu le prix Max Jacob pour L’Embellie un an avant les débuts des Cahiers n’y publiera que ces « Anonymes » (p. 44-54). Le phrasé y construit une rapidité qui cherche le vrai jusqu’à la formule : des sans noms y trouvent un peu comme des légendes laissant entrevoir des bribes de points de vue sous quelques autoportraits. Cette légère multiplication accroît alors l’approche d’un inconnu : « Celui on ne sait pas qui c’est s’avance ». Mais ne serait-ce pas ce qui n’a pas de nom… ou alors « la malice fait son service ».
Marianne Alphant ne lève pas plus « le voile du temple » (p. 5-24) alors même qu’elle explore ce « lieu inépuisable / Du souvenir » dont parle Boissonnas :
On se croirait où, c’est à se demander vraiment ce lieu je me dis bien trop d’ornements, ça fausse tout ce qu’on peut penser d’ordinaire, ces horloges miroirs ici et là drapés de velours, en plus que c’est la première fois depuis si longtemps que je ne suis pas venue. Dire que tout le monde s’entend là-dessus.
Le paragraphe inaugural de ce texte pose le monologue intérieur dans la fragilité volubile de ses jointures fragiles où le souvenir est en avant plus que passé : un peu comme la vraie vie. Mais tout fait retour dans le fil emmêlé d’une syntaxe fragmentée où la distance ne cesse de creuser ce qui manque, ce qui reste, ce qui vient.

Les Cahiers du Chemin sous la couverture de La N.R.f. ?
Une revue s’arrête alors même qu’elle ne meurt jamais. Les Cahiers du Chemin s’arrêtent donc parce que leur directeur est nommé à la tête de La N.R.f. Selon Dominique Aury, Paulhan l’avait dit : « Il faudra que Georges reprenne la revue », léguant « en quelque sorte son royaume à G.L. » (« G.L. », La N.R.f., n° 473, juin 1992, p. 1). Lambrichs ne pouvait refuser le défi d’une telle reprise avec « ce trésor qu’ils ont attrapé » (Ibid.), les Paulhan, les Lambrichs : « Ce besoin de trouver, de montrer, de donner, il remonte si loin, sûrement aux premières strophes répétées, aux premiers manuscrits communiqués. On racontait jadis aux enfants que La Fontaine vieilli, un peu fou, demandait à tout le monde : Avez-vous lu Baruch ? Bien sûr il n’était pas fou. Ils ne sont jamais fous ceux qui vont répétant : Avez-vous lu Mandiargues, avez-vous lu Le Clézio ? Ils sont habités par la joie, ils savent qu’ils la transmettent. Ce trésor qu’ils ont attrapé, ils ne le gardent jamais : il est pour tout le monde » (Ibid.). Lambrichs montre aussitôt que « sa » N.R.f. va continuer dans l’amitié de Paulhan par un « Sans coupure » dont la polysémie est évidente jusqu’à l’antiphrase. « Sans coupure » avec Les Cahiers du Chemin et donc « coupure » avec La N.R.f. de Marcel Arland. Et « sans coupure, donc, avec ce que La N.R.f. n’est plus depuis quelques années » et « sans coupure également à l’égard de l’histoire de la revue elle-même, Lambrichs adoptant le même type de sommaire », selon l’historien de la maison (Alban Cerisier, Une Histoire de La N.R.f, Gallimard, 2010, p. 513). Effectivement le sommaire du n° 296 du 1er septembre 1977 est un mixte de La N.R.f. et des Cahiers du Chemin. On commence par deux « solides recrues », Mandiargues et Beckett, on continue par un fidèle et un inconnu, Trassard et Ménétrier, on glisse un classique du 20e siècle avec les « lettres du sanatorium » de Kafka. Suivent les chroniques où l’on retrouve Perros et ses « Télé-notes » mais aussi Meschonnic qui commence la publication de « Langage, histoire, une même théorie ». Des Cahiers à La N.R.f., c’est donc bien pour Lambrichs une même attitude si ce n’est « une même théorie » – en entendant le terme dans tous les sens. Les comptes rendus sont assurés par quelques anciens des Cahiers (Alphant, Pachet, Prieur) comme « l’air du mois » s’ouvre avec Butor et se ferme avec Réda, deux piliers des Cahiers pour in fine laisser Chaillou offrir une « Relation par lettres de l’Amérique septentrionale (1709-1710) » qui remplit la rubrique « Textes ». Le textualisme ici a de l’épaisseur historique et La N.R.f. est toute pleine de Chemin !
Alors « sans coupure » voudrait aussi dire que Les Cahiers du Chemin intègrent consubstantiellement l’histoire de La N.R.f.  Lambrichs défait le mythe qu’Alban Cerisier entretient à son corps défendant en laissant écrire le mot « laboratoire » et en réduisant au fond Les Cahiers à une anthologie « comme pour marquer un effort de dépouillement, de retour aux œuvres » (Histoire de la N.R.f., op. cit., p. 512). Les œuvres y sont certes premières et se présentent sans appareil mais la nudité de « la théorie » dans Les Cahiers n’est ni celle d’un laboratoire avant-gardiste ni celle d’une addition éditoriale revendiquant sa maîtrise. La revue de Lambrichs qui (se) continue dans La N.R.f. sous sa direction pendant cinq ans vise donc les « fines attaches » qui font relation sans assignation. Ni retour ni fuite en avant mais, comme il l’avait écrit à Gaston Gallimard, quand il souhaitait rejoindre la « Maison » en 1952 : « un mouvement, un besoin, qui réponde à une nécessité, généralement peu ténébreuse » (Lettre de Georges Lambrichs à Gaston Gallimard datée du 25 mars 1952. Cité dans A. Cerisier, op. cit., p. 566). « Sans coupure » est aussi une référence certainement explicite et non dénuée d’humour à ce qui fait rupture avec toute une époque et une doxa jusque dans les milieux littéraires. Le mot d’ordre de Lambrichs évoque en effet par son refus même la fameuse « coupure » althussérienne qui depuis 1965 modélise la pensée historiciste pour laquelle un arrachement à sa propre idéologie caractériserait la scientificité (voir L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965). De quoi faire sourire celui qui rappelait, dans l’entretien avec deux journalistes du quotidien Le Matin du 6 juillet 1987, que Paulhan avait fait inscrire sur le dernier numéro des Cahiers de la Pléiade : « Vive la littérature dégagée ! » C’est le paradoxe de ce « sans coupure » : inventer la liberté des écritures dans une époque qui crie « Liberté ! » et qui la retire au premier littérateur venu sommé de se rallier à quelque groupe ou de se soumettre à quelque mot d’ordre, fut-il littéraire


Une revue tout contre les avant-gardes
Avec sa revue, Lambrichs répond aux discours homogénéisants qui veulent maîtriser l’époque, la pensée, la littérature, du moins qui prétendent disposer d’une vue totalisante si ce n’est d’une « théorie d’ensemble ». À mi-parcours des Cahiers, en avril 1972, il accueille un texte de Jacques Réda qui est une « lettre à un responsable » dont le titre « Poésie parlote » (Les Cahiers du Chemin n° 15, p. 105-112) répond explicitement aux prétentions de bien des responsables de revues ou des éclaireurs patentés (« orthopédistes ») de la poésie de ces années d’avant-gardisme proclamé et constamment revendiqué. C’est d’abord une réponse aux chantres du manque, de l’absence et du vide voire du blanc, non sans une forte dose d’humour : « Comme tout ce que la poésie a véhiculé dans les siècles s’est peu à peu spécialisé (nous avons Rustica, Historia, Cinémonde, Science et Vie, etc.) beaucoup se persuadent qu’il ne lui reste plus que la tâche insurmontable d’exprimer à vide sa quintessence. » Réda ne manque pas de rappeler que « ce n’est pas Mallarmé qui règne mais le plus obtus mallarméisme, ni Follain ingénieur d’une rigoureuse scansion abstraite de poids et mesures et de cadastre mais la terreur du grand air de la prose obligeant tous ces nez pleins d’encre à louvoyer » : « Or si l’on désire à tout prix que la poésie passe par un poème, il faut faire ce poème, inventer des formes persuasives, des formules magiques, par conséquent nombrées, en finir avec le respect trop commode d’un formalisme qui n’a qu’une seule règle – à la ligne, à la ligne, à la ligne – et se contente d’en exhiber partout le simulacre ». Certes, si l’on reste attentif à toutes les voix qui s’inventent dans Les Cahiers, Réda ne donne pas la « formule magique » des unes et des autres – le « par conséquent nombrées » n’est qu’une réponse liée à sa propre expérience – mais il exige une éthique du faire (« faire ce poème ») qui ne peut se contenter d’un faire semblant et surtout qui refuse l’alignement. La répétition du mot d’ordre (« à la ligne ») ne vise pas seulement une « règle » technique un peu « commode » mais un comportement troupier qui cache un désengagement de l’écriture. Et la sortie de Réda est à proprement parler une trouvaille décisive pour en finir avec le jugement d’avant-garde : « l’épaisse surdité des avant-gardes littéraires » à « l’événement du jazz » alors que de fortes personnalités tels Cingria, Reverdy, Claudel ont participé à « ces échanges inaperçus ». Voilà le « mystère dans les Lettres » ou comme dirait Lambrichs tout l’art des « fines attaches » ; comme « le destin, on ne saurait guère en parler sans avoir l’air comiquement d’y prétendre », conclut Réda.
Enfin, n’y aurait-il pas confusion par trop répandue entre le structuralisme conçu comme un scientisme unitaire et telle recherche, celle de Lévi-Strauss ou celle de Benveniste, l’un et l’autre généralement pris pour les initiateurs du premier. Quelques pages plus loin que Réda, c’est un jeune critique qui rend compte d’un ouvrage du premier (L’Homme nu, Paris, Plon, 1971), Bernard Lamarche-Vadel aime pointer le danger d’une importation de « tradition structurale du mythe » dans « des modèles logiques ou thermodynamiques » car, ajoute-t-il, « c’est rompre avec la logique propre du mythe qui est aussi logique du désir, non quantifiable au niveau de ces représentations » (Les Cahiers du Chemin n° 15, p. 119-125). Et il rappelle ce bon mot de Lévi-Strauss : « la vocation première du mythe est d’émouvoir » d’autant plus, ajoute Lamarche-Vadel, que le mythe « figure la différence qui fonde la parole et que cela même ne peut être dit »…
Georges Lambrichs aurait aimé publier Philippe Sollers dans sa collection et publie Pierre Guyotat au fronton du numéro 1 de sa revue alors même que tout rattache l’auteur de Tombeau pour 500 000 soldats à Tel Quel. Si le telquelisme est remis sur ses pieds avec Henri Meschonnic dans « Politique, théorie et pratique de Tel Quel » (Les Cahiers du Chemin n° 15, 15 avril 1972, p. 57-101), ceux qui en étaient sont chaque fois réévalués à l’aune de leur écriture, des lectures libres que Les Cahiers sous diverses signatures en font. Car, la lecture est une activité de pensée qui ne commence ni ne finit par les idées : elle est traversée de part en part par ce qu’Octavio Paz dans un très beau texte publié par la revue nomme « L’inconnu personnel » (Les Cahiers du Chemin n° 4, octobre 1968, p. 58-88).


Les Cahiers du Chemin ont accompagné les mouvements émergents sans toutefois y adhérer puisqu’ils refusaient non seulement la posture avant-gardiste mais également le tropisme collectiviste que celle-ci impliquait alors. Si on pouvait dire « être du Chemin », on n’adhérait pour autant à aucun dogme et on n’était tenu à aucune discipline. On serait tenté de rapprocher cette courte expérience de dix ans de la longue histoire de la revue tutélaire de la Maison Gallimard et de lui attribuer pareillement cette remarque de Jean Schlumberger faite à Gide en 1920, alors que La N.R.f. traversait une période difficile : « La N.R.f. était un faisceau d’amitiés plus qu’un programme et même qu’une méthode » (cité par A. Cerisier, Une Histoire de la N.R.f., op. cit., p. 46). Il serait cependant réducteur de voir dans la revue de Lambrichs seulement une affectio societatis. Les Cahiers du Chemin ne constituent pas seulement un groupement affectif dans le rude champ littéraire de la fin des années soixante ; pas plus, à vrai dire, qu’une famille, un groupe, une école ou un mouvement littéraire. Les Cahiers du Chemin ont ouvert une forme de vie répondant à une forme de langage que seul leur directeur a défini par son œuvre même : Les Fines Attaches (Gallimard, 1957). Ni reconstitution d’une famille autour d’une origine partagée, ni groupuscule amical autour d’un programme constitué mais société ouverte ne cessant de faire société en faisant littérature c’est-à-dire en cherchant ce qu’elle ne peut savoir à coup sûr.


Bibliographie :

Cerisier Alban, Une Histoire de « La N.R.f. », Paris, Gallimard, 2009.
Chaillou Michel, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Paris, Fayard, 2007.
Ezine Jean-Louis, « Georges Lambrichs, notre Jacques Rivière, les passions et les jours d’un découvreur d’écrivains », Les Nouvelles littéraires, 4 mars 1974.
Lambrichs Georges, « Entretien avec Jean-Maurice de Montremy » (14 mars 1991), La N.R.f. n° 473, juin 1992, p. 61-82.
Lambrichs Gilberte, « Le Chemin de Georges Lambrichs », La Revue des revues n° 32, 2002, p. 53-70.
Martin Serge, « "Les carnets du chemin" : un album du commencement continu de la voix et de la vie » dans Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles, Le Clézio, passeur des arts et des cultures, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 103-115.
– « Henri Meschonnic avec Les Cahiers du chemin » dans La Revue des revues. Histoire et actualité des revues, n° 43, Paris, Entrevues, printemps 2010, p. 26-47.
– Les Cahiers du Chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs. Histoire d’une revue des éditions Gallimard au temps des avant-gardes, Paris, Honoré Champion éditeur, à paraître en 2012.
Nouvelle Revue française (La), n° 473, juin 1992, comprend un dossier « Georges Lambrichs », p. 1-82. Les contributeurs sont les suivants : Aury Dominique, Butor Michel, Carn Hervé, Chaillou Michel, Clerval Alain, Cronel Hervé, Duvignaud Jean, Jarrety Michel, Kovacs Laurand, Laclavetine Jean-Marie, Le Clézio J.M.G., Lepère Pierre, Macé Gérard, Martinoir Francine de, Mohrt Michel, Montremy Maurice de, Prieur Jérôme, Quentin Maurer Nicole, Quinsat Gilles, Réda Jacques, Roudaut Jean, Starobinski Jean, Stéfan Jude, Thomas Henri.
Peyrat Manon, « Georges Lambrichs, "Le Chemin" dans le paysage littéraire français des années 1960 », Site Fabula, Atelier de théorie littéraire, 24 février 2007.



Serge Martin

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