En s’intéressant à la revue Les Cahiers du chemin, créée, dirigée par Georges Lambrichs de 1967 à 1977, Serge Martin ne fait pas que réhabiliter une figure importante de la maison Gallimard, ni que reconstituer, à travers l’histoire d’une revue, une histoire éditoriale qui recouperait l’histoire littéraire des décennies 60 et 70, - marquée entre autres par le structuralisme et la phénoménologie, mais également par la création de nombreuses revues, comme Tel Quel, Change, TXT, mais il en construit la poétique. Faire la poétique d’une revue est bien une démarche qui peut surprendre quand, au sujet d’un travail d’édition, on est plutôt accoutumé à une terminologie qui avancerait des notions et concepts plutôt idéologiques, économiques ou sociologiques, que l’on retrouve par exemple derrière l’expression de « ligne éditoriale », ou « ligne rédactionnelle » qui fixent des identités valant aussi bien pour des cénacles littéraires, le marché de l’édition, l’étude des réceptions des œuvres et des différents lectorats. Alors plutôt que ce qui fait vivre une revue, l’essai, fort documenté et impressionnant aussi par sa précision, s’attache à ce qui fait qu’une revue vit ou est vivante ; il s’attache non seulement au fait qu’elle ait vécu, qu’elle fasse date et qu’elle ait une importance inégalée dans la littérature pendant et après elle, mais aussi à son « vivant », à ce qui fait d’elle une aventure éditoriale et littéraire, au sens d’une aventure du lire et de l’écrire.
L’introduction de l’essai part d’un étonnement : celui qu’ « aucune étude conséquente n’ait été rédigée à propos d’une revue aussi importante que
Les Cahiers du Chemin » (p. 9). Et Serge Martin travaille à situer et à visiter cette importance. Si l’aventure des
Cahiers s’est poursuivie sur dix ans elle ne s’est pas arrêtée : cette idée permet d’en mesurer la force, d’abord face et par rapport à une
N.R.f. qui a gagné toute l’attention et dont Lambrichs a été le directeur après ses
Cahiers, de 1977 à 1982. S’introduire dans une histoire, celle de la « Maison » Gallimard, et fort d’une histoire déjà très engagée dans la littérature, tel est le geste de Lambrichs : pour les détails de cette histoire qui commence en 1959, mais d’une certaine façon, débute avec la rencontre de Jean Paulhan
[1] et s’inscrit après un passage, dès 1946, par les Editions de Minuit, mais aussi pour tout ce qui l’a précédé, à partir de la fin des années 30, il faut lire la première partie du livre, « Georges Lambrichs : des
Cahiers et des livres,
l’amateur fidèle », qui s’attache à un portrait de Lambrichs en écrivain, créateur en 1959 de la collection « Le Chemin » qui a publié, il faut le rappeler, Jude Stefan, Jacques Réda, J-M. G. Le Clézio, Michel Butor, Henri Meschonnic, Michel Deguy, Jean-Loup Trassard, Pierre Pachet, Georges Perros, Michel Chaillou
[2] ! Le portrait de Georges Lambrich est une enquête sur son parcours qui investit autant ses écrits, son travail d’édition que les textes écrits à son sujet.
La revue, la collection sont placées sous le vocable du « chemin ». A Gérard Macé qui pose la question : « pourquoi sa collection s’appelait « Le Chemin » [est donnée] cette réponse laconique, simple : « Parce que le chemin continue. » (cité, p. 43) Une autre valeur que la métaphore suggère est ce continu qui s’invente entre « une revue, une collection, une maison d’édition » (p. 15). La revue est créée en 1967, neuf ans après la collection, forte donc d’une histoire : rappelons que Le
Procès verbal de Le Clézio paraît en 1963, que Butor publie
Illustrations en 1964 et Perros son premier
Papiers collés en 1960. Aussi ce continu s’invente-t-il encore dans et par la lecture, l’écriture et l’édition. Et Serge Martin se livre à un travail particulièrement jubilatoire autour de la métaphore du chemin, des titres des livres de Lambrichs - et en particulier
Les Fines Attaches, et
LesRapports absolus – pour penser une démarche qui est une relation
[3]. Même s’il souligne la convivialité, l’amitié propres à l’atmosphère de cette revue, il ne cantonne pas la relation au « relationnel », aux rapports entre individus, mais il la travaille dans le sens du langage et de l’écriture, et la pense comme le rapport d’un vivre et d’un écrire. Et « le chemin » est aussi pensé non seulement comme la métaphore, mais aussi comme l’aventure d’une écriture, d’une lecture recommençant et dont on trouvera les commencements incessants dans chacun des trente numéros parus de la revue. On peut ainsi être attentif à une valeur particulière des « chemins », celle qui est de cheminer sans s’arrêter. Dans la première page à s’attacher de près à la revue, après avoir justement tracé le parcours de Lambrichs jusqu’en 1967, Serge Martin écrit :
Lambrichs tient ferme une ligne indépendante, soucieuse avant tout de défendre l’écriture comme aventure où le plus personnel prépare l’impersonnel de l’œuvre : « Dès qu’on avance une idée de la littérature, on rate la littérature ! » […] seule la littérature en train de se vivre, et donc de se faire et de se penser, l’intéresse. Pour paraphraser Starobinski, Lambrichs est un artiste de la littérature « en mouvement ». Aussi organise-t-il des rencontres informelles régulières avec sa revue, non pour accorder des singularités fortes mais pour les associer dans des résonances originales. Telle serait la revue qu’il crée puis anime, avec ses trois numéros par an et ses déjeuners hebdomadaires. Les Cahiers du chemin constituent avec la collection éponyme, le cœur de son œuvre chez Gallimard. (p. 50)
C’est par là qu’on peut mesurer en quoi l’essai de Serge Martin fait la poétique de la revue, en la considérant d’abord comme une œuvre de lecture et d’écriture dont chaque numéro composera des chemins infinis de traverses, à l’écart des schémas arrêtés et des académismes ou dogmes littéraires.
Si l’on peut faire jouer les mots entre eux, ce livre permet de faire son chemin dans les Cahiers : « pour continuer le chemin des Cahiers, « un chemin débordant de voix vives. »(p. 84). Suivre l’aventure des Cahiers du chemin est plus particulièrement le travail de la deuxième partie du livre, « multiplier les chemins des Cahiers de voix ». Cette partie est la découverte d’une éthique et d’une poétique par une lecture serrée des Cahiers, et une grande réussite de l’essai. D’abord parce qu’il tient ensemble la revue et les œuvres publiées, les auteurs et leur éditeur, en mettant l’accent sur le travail d’élaboration des numéros qui relève de l’élaboration d’une œuvre, en ceci qu’elle travaille à des rapports. Ainsi une dialectique s’ouvre qui permet de tracer des chemins, et de faire résonner des voix, des écritures ; cette dialectique n’étant pas de l’ordre de la synthèse ni de la résolution, mais bien du rapport et des « feux réciproques », pour reprendre à Mallarmé. De fait la revue se lit à travers les écritures, les œuvres, et non à travers une « ligne » qui imposerait une idée établie de la littérature, auteurs qui en forment pour ainsi dire la constellation et la théorie. On peut se rendre compte par exemple comment l’éthique d’une œuvre, ou les notions qu’elle suscite, sont en résonance avec l’éthique et la poétique de la revue : de Chaillou est cité Le Sentiment géographique défini par son auteur comme « un récit d’écoute intérieure ». Et Serge Martin de reprendre : « ne donne-t-il pas l’orientation de Lambrichs et desCahiers : non une revue de diffusion, vers l’extérieur, de paroles et de voix hautes et sûres d’elles-mêmes, mais un ensemble de « cahiers » d’essais de voix qui, « de loin », s’entendent non pour faire chœur mais pour augmenter l’écoute. » (p. 95) Ces « cahiers » sont ceux de la lecture comme attention et écoute fines, mais jamais autoritaires. Ou alors ce serait l’autorité d’ « un débutant qui invente son chemin » (p. 23). Par ailleurs l’essai montre la parenté avec les Cahiers de la quinzaine de Péguy, de 1900 à 1914, les Cahiers de Paulhan de 1946 à 1952. On peut insister sur une qualité d’accueil des écritures et des lectures : « cette force du « chaque fois quatre » que le distributif latin (quaterni) indique. J’y vois cette pluralité à l’œuvre, dans le silence du pliage, qui est aussi l’existence matérielle d’un corps-langage dont la fragilité et la communauté ont fait école sous aucun magistère, mais en gardant la fraîcheur des cahiers d’écolier rendus à la liberté de l’essai en écriture. » (p. 54) Il ne faut pas oublier à cet égard que l’essai est autant texte de création que critique, et que justement la force des Cahiers est de faire interagir et d’organiser les deux. La rubrique « hommes de parole » qui à partir du quatrième numéro deviendra la non moins bien nommée rubrique « Autrement dit » invente la même liberté que la partie de création. Ces chemins désaccoutument le lecteur habitué aux catégories étanches, aux genres, ce qui d’emblée pose la différence entre le « chemin » et la « Maison » : « Bref, le lecteur, surtout s’il a pris ses habitudes dans la N.R.f. est certainement décontenancé. » (p. 55) Critique et création procèdent toutes deux de cette « écoute intérieure », véritable emblème de la revue.
La revue par ses auteurs est une entrée largement développée, avec de véritables lectures de numéros : les premier et dernier numéros sont lus avec une grande attention et font entrer en profondeur dans la littérature dans la mesure où l’on se rend compte de ce avec quoi et de ce contre quoi cette revue se construit, les pour et les contre se renforçant et créant justement une liberté inaliénable ; ces positions des
Cahiers se résument par les titres de la troisième et dernière partie : « le mouvement des voix vs. le schéma des structures » (p. 161-168) ; « l’aventure des voix vs. Les diktats des formalismes ». Il s’agit toujours de situer les
Cahiers par rapport aux différentes doxa littéraires, situation dans laquelle la revue fait figure de paradoxe : c’est bien une position critique que la sienne qui ne revendique pas l’idéologie mais la liberté et la fait traverser l’histoire. Serge Martin en fait comprendre justement l’historicité : par sa pluralité et son intégrité la revue se situe alors contre les académismes et les avant-gardes, lesquelles ont fini par se résorber en académismes et dogmes. Significativement les
Cahiers ont accueilli les pages de Meschonnic qui ont été ensuite celles des cinq volumes de
Pour la poétique et du
Signe et le poème[4] et qui opéraient justement dans le sens d’une critique et d’une poétique du structuralisme et de la revue
Tel Quel pour travailler à une épistémologie de l’écriture et à une écoute du poème. A une poétique.
C’est bien la profondeur de l’histoire de la littérature qui est abordée, et non simplement un moment de l’histoire littéraire ramené à une histoire des courants. Serge Martin invite à lire des textes, des œuvres dans leurs rapports, le fort d’une revue étant d’opérer des rencontres et d’inventer une contemporanéité non imposée. Une série d’expressions particulièrement heureuses s’y trouvent pour penser de multiples rapports qui ne sont jamais de l’ordre du consensus, la pluralité n’excluant pas, avec les résonances, les dissonances. Les voix sont le fil rouge de l’étude – « voix de loin (Perros, Pachet, Stefan, Chaillou) » ou « voix de côté (Butor, Trassart, Réda) » pour les écrivains ayant participé de nombreuses fois à la revue. Cette classification n’en est pas une, car si elle s’intéresse à un certain rapport à la revue, y trouve un dénominateur, elle n’en est plus une quand on s’aperçoit que chaque auteur se présente comme « un solo en écho ». Un autre point intéressant est que l’étude se consacre aux écrivains n’ayant donné qu’une contribution, tel Henri Michaux qui a signé le texte au titre significatif de « Dans l’eau changeante des résonances »
[5]. « Des solos en échos »: parce que les œuvres irréductibles, insolubles entrent dans une chambre d’échos, assemblée, pensée par l’éditeur. Mais la chambre, si elle permet la rencontre, l’intimité, l’accueil n’en est pas moins ouverte, « cheminante ». Les lectures très précises des œuvres publiées sont choisies pour elles-mêmes et pour ce qu’elles disent de la revue. L’exercice est difficile, mais le tour de force est de montrer aussi les débats littéraires, critiques, qui s’y inventent, de construire un portrait de l’époque en même temps qu’un portrait de ce qui est irréductible à l’époque ou va contre elle. Le chapitre « Traversée 2 : un duo éclairant » consacré à Deguy et Meschonnic est éclairant en tâchant de découvrir de l’intérieur des œuvres « une relation forte entre les deux hommes qui, dans la revue de Lambrichs, se sont mesurés l’un à l’autre et l’un par l’autre : tout contre, c’est-à-dire à la fois très proches et irrémédiablement distincts, dissonants. » (p. 105) Ainsi on retrouve comme en gros plans deux démarches autour du rapport entre poésie et philosophie, autour de la poésie et poème, de la maîtrise de la voix ou de l’aventure et du vivre en poème, du « lieu de la poésie » (p. 106) avec « Séjourner en chemin avec Michel Deguy » (Ibid.) et du « poème relation » (p. 122) avec « la poétique en chemin avec Henri Meschonnic » (p. 115). Pour penser les
Cahiers, ses chemins, Serge Martin donnera aux mots de rythme, mouvement, vie, voix, relation, lectures, écritures toute leur force théorique pour une poétique conjointe, en solos et échos, des œuvres et de la revue. Une écriture en mouvement qui requerra aussi toute l’attention sera celle de Le Clézio, dans le chapitre « Un solo pour Oslo » (p. 129-146) :
Les Cahiersont accueilli de nombreuses fois une écriture qui, pour l’un de ses textes (
L’Inconnu sur la terre[6]), par « l’apparition typographique est, comme le dit le texte, la « vue » qui augmente la « vie », voire pour le moins la permettrait dès que littérature » (p. 140) ; puis : « un chemin d’écriture comme un commencement de langage. » (p. 141). Ou encore, « la voix dans la vie et la vie dans la voix » (p. 144) parce que « la voix pleine de voix d’un Le Clézio n’est pas sans évoquer une remémoration organique qui s’invente par les moyens, non de l’image ou de la représentation, mais par ceux d’une prosodie généralisée ou résonance générale. » (p. 145) De telles saillies rendent manifeste une lecture de la revue en ses auteurs qui est une découverte permanente ; l’essai développe le souffle ou rythme d’une écriture qui est l’exact répondant du souffle ou rythme d’une lecture. La poétique a du corps.
Je ne sais pas si on est déjà allé si loin dans la découverte et la poétique d’une revue. Sa saveur est théorique et vivante. Et chaque chapitre insiste sur la relation en lectures et écritures, comme le montrent déjà les termes de « duo », « solo » impliquant la relation : une revue par ses auteurs, des auteurs par une revue. C’est en même temps qu’un travail critique un hommage et l’analyse d’un engagement littéraire et politique, politique parce que littéraire. L’essai, comme Serge Martin sait le faire, prend pour conclusion une ouverture : vers l’œuvre avec une lecture des Fines Attaches, vers l’inconnu, avec cette déclaration de Lambrichs « vers l’inconnu de ce que j’écris » (cité p. 179) On peut compléter par « l’inconnu de ce que je lis, de ce que j’entends dans ce que je publie ». Retenons aussi cette formule de Serge Martin : « Les Cahiers du chemin ont ouvert une forme de vie répondant à une forme de langage, que seul le directeur a défini par son œuvre même : Les Fines attaches. » (p. 178) Ce livre, Les Cahiers du Chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs Poétique d’une revue littéraire, donne de quoi penser le présent continué d’une œuvre, avec lequel l’histoire de la littérature et l’historicité des œuvres ne se limitent pas à une histoire littéraire signant l’arrêté de la littérature. Avec cette « poétique d’une revue littéraire » il s’agit encore d’offrir une écoute et de faire entendre, sous les voix des œuvres publiées, la voix d’un éditeur et revuiste décisif.
[1] Jean Paulhan qui publie
Les Rapports absolus de Georges Lambrichs en 1949, chez Gallimard, dans sa collection « Métamorphoses ».
Les Fines Attaches sera publié chez le même éditeur en 1957, deux avant l’entrée de l’auteur, éditeur, revuiste dans la « Maison ».
[2] Je donne les auteurs par ordre de fréquence de publication dans
Les Cahiers du Chemin. On trouve la liste exhaustive des auteurs publiés par la revue et classés selon le nombre des contributions à la page 199 du livre.
[3] A noter que le travail sur la relation est un travail poursuivi sans relâche par Serge Martin. Je mentionne deux livres importants pour penser « la relation dans et par le poème », « la relation dans et par le langage » :
Langage et relation. Poétique de l’amour (L’Harmattan, 2005) et
L’Amour en fragments, Poétique de la relation critique (Artois Presse Université, 2003). Et,
Voix et relation Le poème, la poétique, à paraître.
[4] Livres de Meschonnic publiés dans la collection « Le Chemin », de 1970 à 1977.
[5] Repris en 1975, dans
Face à ce qui se dérobe, chez Gallimard, en collection « Blanche ».