Faire connaître la revue dirigée par Georges Lambrichs aux éditions Gallimard de 1967 à 1977 : 30 numéros qui résonnent de fines attaches. Ce blog suit l'aventure d'une recherche avec ces 30 numéros et leurs résonances dans les lectures-écritures d'aujourd'hui.

20 janvier 2010

Michel Chaillou et les Cahiers: extraits de L'écoute intérieure


Michel Chaillou, L’écoute intérieure, Neuf entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Fayard, 2007.

Extraits concernant Les Cahiers du chemin

p. 150 :

un éditeur génial, fort intuitif, Georges Lambrichs

je reste fier d’avoir appartenu à sa collection, « le Chemin », dite alors d’avant-garde. Il paraît qu’à l’époque (est-ce vrai ?) les libraires, quand ils voyaient arriver les cartons marqués « Chemin », les renvoyaient illico à l’éditeur.

p. 151 :

C’est grâce à Georges, à son épouse Gilberte, à nos repas hebdomadaires, d’abord au restaurant puis chez eux, que j’ai connu tous mes amis écrivains, romanciers, poètes.

p. 209 :

On remarquera au passage (évocation de Pierre Guyotat) la diversité folle, extraordinaire, de cet éditeur, Georges Lambrichs, son ouverture d’esprit exceptionnelle.

p. 243 :

j’avais commencé à participer aux déjeuners hebdomadaires de Georges Lambrichs réunissant chez lui les auteurs de la collection du Chemin

ces repas ont duré quinze ans. Après, ils ont eu lieu dans un restaurant, chez Alexandre, puis encore à nouveau chez Georges et sa femme Gilberte . Venaient là plein d’écrivains, Le Clézio parfois, Michel Butor, Georges Perros quand il passait dans la capitale. (…) Il y avait Jude Stefan, un très grand poète, Gérard Macé à la prose si inventive, Michel Deguy, Jean Roudaut, Jacques Borel, le romancier de L’Adoration. On parlait de tout, du Tour de France aussi bien que d’autres choses. (…) C’était exaltant !

p. 246-247 :

Durant ces déjeuners, avez-vous noué de véritables amitiés avec d’autres écrivains que Ponge ?

Oui, j’avais des affinités plus grandes avec certains, par exemple avec Jean-Loup Trassard, un ami intime depuis cette époque. D’ailleurs, Le Sentiment géographique lui est dédié, ainsi qu’à Jacques Réda, un autre ami dont j’aime la démarche en poésie, le noir souci de ses vers. Je songe à la qualité d’Amen, de Récitatif, de La Tourne. On se voyait à trois chez moi tous les dimanches, durant des années. Jean-Loup m’a appris le sens des matières. Ses livres révèlent une exploration intime des choses. C’est une stratégie de contemplation qu’il met en œuvre, une description infinie du monde. Cette astronomie du terre à terre en effet me touche. Michel Deguy aussi, dont l’élégance impérative me séduit toujours. En particulier certains de ses recueils, comme Ouï dire ou Gisants, où il convoque les dieux de la narration. Et les poèmes intenses de Ludovic Janvier dans La Mer à boire, écrits bien après ces repas du Chemin où il s’asseyait alors en tant que jeune romancier de La Baigneuse, de Face, de Naissance. J’allais oublier Henri Meschonnic, poète, traducteur de la Bible, philosophe, et le feu de ses commentaires.

(…) Au contraire d’eux (Tel Quel), nous n’étions pas réunis par une théorie, mais par un homme. Mais incontestablement il y avait un esprit dans notre groupe. J’ai écrit naguère que nous étions des écrivains de la différence, que dans le style de l’un s’excluait le style de l’autre, mais nous étions ensemble. Et ce n’est pas une si mince affaire que d’être restés ensemble durant toutes ces années ! Vous savez, quand je nous revois assis côte à côte et si dissemblables, je me dis que nous étions des gens de style, et que c’était lui qui nous réunissait autour de Georges Lambrichs, notre hôte, qui n’en manquait pas, je veux dire, de style !

p. 284-285 :

Georges Lambrichs, un éditeur hors du commun

Georges était un homme à la fois fragile physiquement, et en même temps fort, fragile et fort. Un esprit d’une très grande enveloppe, et d’une très grande délicatesse de toucher. Il avait une espèce de retenue et en même temps une possible expansion lyrique. Il écrivait lui-même des livres très intéressants. Je me souviens d’un titre, Les Fines Attaches.

C’était vraiment un grand lecteur, c’est-à-dire qu’il respectait complètement la manière qu'avait chacun de respirer dans la langue.

p. 287 :

il était d’une très grande intelligence.

Et humble devant le travail de l’écrivain.

Oui, modeste. Il m’a appris à écouter le monde parce qu’il écoutait, lui, admirablement les choses, les gens. Il était assez laconique en fait, mais il savait faire parler les autres. Et il manifestait une sorte de prescience des écritures en formation.

p. 288-290 : Quand je pense à nos tablées hebdomadaires de la collection « Le Chemin », chaque mercredi, je me dis qu’entre nous, si différents, il s’échangeait malgré tout quelque chose ; Mais de quelle nature ? Cela tenait-il à Gilberte, la maîtresse de maison, à sa manière de recevoir ? Un même rêve nous habitait et nous tenait assis. On riait, on s’apostrophait, on devisait de toutes sortes de choses. Claude Gallimard quand il venait, parlait peu, il était assez timide envers les auteurs, ce que je trouvais plutôt bien. Moi, dans cette affaire, j’étais une sorte de boute-en-train, mais, curieusement, je sortais de là toujours un peu déprimé, je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être parce que je participais trop. Il régnait en même temps, dans ces déjeuners, une manière de délicatesse, La présence spirituelle de Gilberte, la femme de Georges, y contribuait beaucoup sans nul doute. C'était une sorte de royauté douce qu'exerçait son mari, une royauté au sens où il était notre éditeur, c'est-à-dire notre lecteur.

Oui, vous nous avez déjà parlé de ces repas fasci­nants. Mais nous n'avons peut-être pas fait encore le tour des convives? Qui d’autre fréquentait le cercle en dehors des très proches?

Je songe aussi à Pierre Pachet (jamais d’accord, du moins avec moi), fort désaltérant à écouter, à Pierre Lepère, un poète si faubou­rien d'accent (mais les faubourgs de la poésie ne sont pas ceux de la ville), qui avait alors publié un très beau recueil de poèmes, Les Antipodes, mais pas encore L'Âge du Furieux, un fabuleux essai dans la collection d'histoire littéraire que je créerai bien plus tard chez Hatier. À Jean Roudaut, si réservé même dans ses excès et dont j'aimais Les Prisons (en voici une phrase: «Si j'aimais feuilleter les livres, au hasard, n'était-ce pas parce que leurs pages battaient comme des portes au vent? »).

Et, bien sûr, je pense à tous ceux que j'ai déjà évoqués, mon ami Jean-Loup Trassard, à peine retourné de ses Mayennes intérieures (Dormance, l'un de ses derniers romans, s'engage ainsi: « Feuilles vertes cousues entre elles, feuilles les unes sur les autres, cousues par tiges d'herbe sèche »), à Henri Meschonnic, à l'argumentation si torrentielle, à Michel Deguy : «Comment appel­lerons-nous ce qui donne le ton? La poésie comme l'amour risque tout sur des signes », écrit-il dans Ouï dire, l'un de ses livres, qui a toujours eu ma préférence. Et quels étaient les nôtres, je veux dire, de signes?

On se parlait, la parole voyageait. Tantôt, c'était Gérard qui s'exprimait, Gérard Macé, tantôt c'était Jude, Jude Stéfan. On paraissait tous en effet revenir de voyage. Écrire, n'est-ce pas toujours voyager en soi ? Il n'est pas sûr que Pachet opinerait. Souvent, il m'interrompait: « Chaillou, je ne comprends rien à ce que tu viens de dire », et ses yeux s'amusaient. Avait-il déjà publié De quoi j'ai peur ?

Je n'ai pas cité Roger Laporte, un écrivain d'une très grande densité poétique, que j'esti­mais beaucoup, et qui habitait Montpellier. On le voyait donc moins souvent, mais, quand il était de passage à Paris, il partageait nos déjeuners. À l'un de ses voyages, il avait logé chez nous avec son épouse et à cette occasion je rencontrai pour la première fois Jacques Derrida, avec lequel il était très lié. Roger Laporte, un auteur d’une forte intériorité de langue, plutôt dans la lignée de Blanchot ; j’ai plaisir à citer son nom.

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